Florence Reymond, >Solo dans la partie (Porte de la Chapelle), détail, 2023, huile sur toile, 180 × 190 cm © Florence Reymond, ADAGP, 2023
Florence Reymond, Solo dans la partie (Porte de la Chapelle), détail, 2023, huile sur toile, 180 × 190 cm © Florence Reymond, ADAGP, 2023

Florence Reymond
Le Turfu me fout la neuneu

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Commissariat
Vincent Gobber

Exposition du 21 mars au 4 mai 2024

L’ensemble de peintures de Florence Reymond, présenté pour l’exposition Le turfu me fout la neuneu, trouve son inspiration initiale dans le roman Les furtifs[1] d’Alain Damasio. L’auteur analyse les dérives technologiques de notre présent par le prisme d’une dystopie. Dans les traces de Michel Foucault, il imagine une France en l’an 2050 qui établit un contrôle social par une collecte massive de données. L’auteur pousse ces dérives à leur paroxysme et chaque instant de la vie devient une donnée commercialisable. Au-delà du sujet de société, qu’est-ce qui fascine tant la peintre chez l’écrivain ? Tous deux ont un attrait pour l’iconoclasme, cherchent par leur inventivité à se soustraire aux conventions de représentation, qu’elles soient des traditions littéraire ou picturale. Alain Damasio fait une utilisation improbable des alphabets latin et grec. Des diacritiques et des créations typographiques saturent parfois le texte jusqu’aux limites de la lisibilité. Car aux métamorphoses des lettres, répondent celles des furtifs, créatures invisibles, sans équivalence biologique, traquées puisqu’elles échappent au contrôle. « J’ai la quasi-certitude aujourd’hui que si les furtifs n’ont pas d’identité de forme, physiquement parlant, puisqu’ils se métamorphosent sans cesse, ils ont par contre une identité sonore[2]. » La peintre tente de les saisir visuellement, s’engage dans une opération délicate et périlleuse.

Mais au fait, que représentent les furtifs pour Florence Reymond ? Elle s’explique dans une lettre à l’écrivain : « Les furtifs sont venus heurter mon quotidien Porte de La Chapelle où j’ai habité 25 ans. Je scrutais les jeux du chat et de la souris entre les jeunes “qui tiennent le mur” et les forces de l’ordre : jeux de territoire, de provocation, cri de révolte, manière de se donner le frisson ou de vivre à cent à l’heure, intense et violente. Les jeunes habillés de noir deviennent des ombres qui ne sont révélées que par la lumière des projectiles : invisibles, insaisissables, inidentifiables. La nuit les toits s’illuminent de tirs de mortiers. […] Puis les réfugiés, sans-papiers, SDF, toxicos sont arrivés comme des oiseaux tombés du nid, échoués dans les parkings, les couloirs, les escaliers, les seuils, les recoins, le sol[3] […] ».

Florence Reymond réalise cette série de peinture avec une désinvolture délibérée que nous ne lui connaissons pas, du moins pas à un tel degré. Mais si spontanées qu’elles paraissent, ses œuvres sont le produit d’une lutte. L’artiste s’exprime volontiers sur la durée prolongée requise pour l’élaboration de chacune. Cette maladresse intentionnelle s’inscrit dans le sillon intellectuel et formel de Jean Dubuffet, elle vise à la déroutinisation et à la déconstruction. La peintre s’autorise le mal fait, revendique l’inachevé, traque la formation et la déformation de la forme, laisse apparaître aux détours ses repentirs. Des esquisses préparatoires surgissent du fond des toiles comme du fond d’une caverne. Cette approche fait échos à nombre de grands artistes qui, depuis la fin du XIXe siècle, ne cessent d’intégrer des formes de retour aux sources dans leurs recherches picturales. Évoquons Gérard Gasiorowski et Miquel Barceló, protagonistes de la prégnance de l’art paléolithique[4] qui ont constitué, pour Florence Reymond, des sujets d’étude longuement approfondis. Pour reprendre la formulation de Philippe Dagen, qui attribue à son concept de primitivismes une perspective bourdieusienne : « Qu’ils se réfèrent au sauvage, au fou, ou à l’enfant [les primitivismes] ne se comprennent pas en dehors de la critique des révolutions industrielles et sociales qui s’accomplissent alors[5]. »

L’attrait de Florence Reymond pour le paradoxe et ses contraintes dénote ses affinités avec Alfred Jarry, Tristan Tzara… D’abord par le jeu linguistique qu’elle instaure dans ses titres. Dans la lignée dadaïste, celui-ci se caractérise par l’introduction d’argot, de patois et de néologismes, tout comme l’explore Alain Damasio. Mais également des affinités dans son rapport à la matière. Elle s’impose comme premier geste sur la toile immaculée, le collage de fausses fourrures dans les œuvres Les furtifs[6] et Solo dans la partie[7]. Lorsqu’un artiste se déroute par des obstacles arbitraires et s’empare des accidents qui surgissent durant le processus de travail, c’est pour sortir de lui-même. Se déposséder des moyens de pleinement contrôler et trouver une voie vers une œuvre qui ne peut être anticipée.

Des motifs reproduits de grilles de perspective dissimulent des immeubles, se métamorphosent en personnage. D’autres figures s’éloignent, échappent à notre regard, comme cette cigarette tenue par deux doigts en suspension. Florence Reymond évoque tout autant les costumes du théâtre DADA que les compositions abstraites de Jonathan Lasker et l’extravagance des représentations de Philip Guston. Elle semble tirer des enseignements des écrits de ce dernier : « Peignez ce qui vous dégoûte. Je ne dis pas de peindre des choses dégoûtantes. Peignez la vérité. Si vous êtes dégoûtés, peignez votre dégoût. C’est ce que je fais[8]. »

Florence Reymond recompose l’antithèse d’un monde idyllique, peint sur fond de guérilla urbaine ce qu’elle observe depuis sa fenêtre : dealers, toxicomanes, sans-abri, réfugiés. Ainsi s’articule son recours à la marge, au sens propre comme au figuré. Sur les bords des tableaux se glissent des personnages longilignes qui rappellent des sculptures de Sarah Lucas[9]. Dans le décor urbain, ces formes irrégulières de vieux matelas abandonnés personnifient le basculement onirique et surréaliste entre l’intimité et l’espace public. Elle s’empare de la charge émotionnelle du déclassement[10] et ses intuitions rejoignent celles de Tatiana Trouvé, qui intègre à l’espace public la fontaine-matelas, Waterfall[11]. Intuitions également partagées dans un univers façonné par une fiction technologique, cher à Jean-Alain Corre, mêlant sculptures et textes à l’histoire parallèle de Johnny[12], son avatar.

C’est alors qu’émergent d’autres visions. Faire quiner les pneus[13] et Le sunset fout l’seum[14] transcrivent cette même permanence du sublime dans la catastrophe que l’on retrouve chez Anita Molinero. Et surgissent d’autres effroyables fantasmes surréalistes. Les métamorphoses de la sculpture Femme égorgée[15] de Giacometti se juxtaposent aux robots à usage militaire de Boston Dynamics[16]. Dans un horizon futuriste à-propos, ces entités indéfinies et menaçantes, corps hybrides et chimères technologiques, se révèlent dans la fusion entre primitivisme et science-fiction au sein des œuvres Pétard, pitbull, pas d’bol[17]; Ça me fait flique[18] ; Pampille[19]; Rasta quinqua[20]; Cybern-éthique[21].

Le tableau Cybern-éthique met en exergue une autre dimension de référence avec la figure estompée et jaunie de L’Homme en mouvement[22] d’Umberto Boccioni : le futurisme. Rappelons que, à l’inverse des dadaïstes, l’axe principal du programme des futuristes est une glorification du progrès technologique. Cependant, lorsque Florence Reymond observe les ruses des dealers pour échapper aux rondes de police, des émeutes éclatent sur la voie publique. Des silhouettes se dessinent à la lueur des feux de poubelles et des tirs de mortiers, dans les mêmes jeux de lumière et de fracas que les artistes futuristes affectionnent, reproduits dans les Funérailles de Galli l’anarchiste[23]. Elle prend alors le contre-pied de cette source d’inspiration. Partageant la révolte des dadaïstes, elle fustige avec force et étrangeté les guerres et leurs conséquences. Par l’altération tant du langage que de la matière, elle poursuit son examen de ce qui compose la catharsis, démarche qui s’inscrit dans la continuité de ses œuvres antérieures. Introduisant une tonalité tragique et comique, elle met en lumière les enseignements de Philip Guston sur l’authenticité et ceux de Philippe Dagen sur l’engagement.

Pour Florence Reymond, la peinture est une bataille menée avec puissance et radicalité, dépourvue de préoccupation de bien faire. Bien qu’elle affirme que sa peinture résulte d’un acte réflexe lié à la survie, par une multitude d’allusions picturales à la vertigineuse histoire de l’art, son œuvre révèle une observation minutieuse des productions artistiques contemporaines. La dimension expressionniste des couleurs, régulièrement soulignée dans des analyses consacrées à son travail, s’accompagne d’une intuition de l’assemblage. Son ouverture aux processus de l’inconscient et une constante attention au monde qui l’entoure contribuent à composer un langage pictural singulier. Florence Reymond fraye son identité avec incertitude et liberté, s’impose comme une figure majeure de la scène artistique française.

Vincent Gobber, commissaire de l’exposition


[1] Alain Damasio, Les furtifs, La Volte, Paris, 2019

[2] Les furtifs, ibid., p. 178

[3] Florence Reymond, Lettre à Alain Damasio, 2023

[4] Jean-Paul Jouary, « Un art préhistorique contemporain », Lettre de l’Académie des beaux-arts n° 85, 2017

[5] Philippe Dagen, Primitivismes ; une invention moderne, Gallimard, Paris, 2019, p. 327

[6] Florence Reymond, Les furtifs, 2023

[7] Florence Reymond, Solo dans la partie (Porte de la Chapelle), 2023

[8] Que peindre sinon l’énigme, Philip Guston, écrits, conférences et entretiens (1944-1980), traduit de l’anglais par Éric Suchère, L’Atelier contemporain, 2023, p. 201

[9] Voir les œuvres de Florence Reymond : Le sunset fout l’seum ; Les furtifs ; Furtive.

[10]Voir les œuvres de Florence Reymond : Pampille ; Berchus, déclans et foncedés ; Ça me fait flique

[11] Tatiana Trouvé, Waterfall, 2014, commande publique de la Ville de Munich

[12] Jean-Alain Corre, 11 super épisodes de Johnny, éditions Adéra, Lyon, 2016

[13] Florence Reymond, Faire quiner les pneus, 2024

[14] Florence Reymond, Le sunset fout l’seum, 2023

[15] Alberto Giacometti, Femme égorgée, 1932

[16] En 2005, l’entreprise Boston Dynamics conçoit un premier robot à usage militaire : Big Dog.

[17] Florence Reymond, Pétard, pitbull, pas d’bol, 2023

[18] Florence Reymond, Ça me fait flique, 2023

[19] Florence Reymond, Pampille, 2024

[20] Florence Reymond, Rasta quinqua, 2024

[21] Florence Reymond, Cybern-éthique, 2024

[22] Umberto Boccioni, L’Homme en mouvement, 1913

[23] Carlo Carrà, Funérailles de Galli l’anarchiste, 1911



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Liens :
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Revue Semaine 15.24 (no 476) : 
https://www.immediats.fr
L’exposition bénéficie du soutien de :
la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes
la Région Auvergne-Rhône-Alpes
la Ville de Saint-Étienne / Saint-Étienne Métropole