© Michał Smandek, A Transcript of the Language of Bees (détail), 2021 / © Yannick Vey, La Conspiration des démonologues (détail), 2023

Michał SMANDEK
Yannick VEY
Repartir sans se retourner / O ulotności słów

Exposition présentée à Saint-Étienne et Katowice, organisée avec l’Institution culturelle polonaise Ars Cameralis, réalisée grâce au soutien de l’Institut français / Ville de Saint-Étienne.

Commissariat
Vincent Gobber / Marek Zieliński
Galeria Sztuki Współczesnej BWAKatowice
du 10 nov. au 10 déc. 2023
Vernissage le jeudi 9 novembre

L’Assaut de la menuiserie – Saint-Étienne
du 22 sept. au 20 oct. 2023
Vernissage le jeudi 21 septembre
Communiqué de presse (zip)

Pour cet échange artistique franco-polonais, le choix s’est porté de part et d’autre sur les sculpteurs Yannick Vey à Saint-Étienne et Michał Smandek à Katowice. Leurs œuvres, bien distinctes, présentent cependant des affinités surprenantes, attestant de la présence des courants intellectuels circulant en Europe. C’est avec le mythe d’Orphée que s’amorce ce dialogue, la mythologie grecque et ses grands récits tissent toujours des liens entre nos diverses cultures européennes. Commissaires d’exposition avec Marek Zieliński, nous avons de concert proposé aux artistes de se référer à ce classique. L’un des plus vivaces de notre civilisation encore imprégnée des textes fondateurs, source d’inspiration pour des artistes, musiciens, écrivains et poètes au fil des siècles.

Repartir sans se retourner évoque l’épisode central de l’histoire, le difficile voyage aux Enfers. Hadès accepte de rendre la vie à Eurydice, à la condition qu’Orphée ne se retourne pas pour la regarder avant d’avoir atteint la surface de la Terre. Bien des interprétations et adaptations en ont découlées. D’une part, cette épreuve se révèle un symbole puissant de l’acte de création artistique et des artistes s’y sont identifiés. Citons, entre autres figures éminentes, Alberto Giacometti, Victor Brauner, Louise Bourgeois, Cy Twombly, pour ne mentionner que quelques-uns de ceux qui considèrent que le fondement même de l’art réside dans « l’expérience d’une quête impossible de l’essence humaine1 ».

À cette nécessaire introspection artistique répondent les contextes géographiques similaires, avec les souterrains miniers des bassins de la Loire et de la Haute-Silésie, qui ont marqué leurs deux cités. L’origine de la métallurgie dans la région de Katowice remonte au Moyen Âge et a connu un développement industriel majeur, tout comme à Saint-Étienne où la révolution industrielle a précipité l’exploitation du charbon. Face à la vision réaliste des métiers, la littérature s’est approprié le symbole. Les mineurs s’enfonçaient dans les galeries d’extraction : « ils y descendaient, s’y enterraient, et parfois, comme les héros mythiques, ils en remontaient. Descendre, c’est affronter la mort ; remonter, c’est détenir le feu2 ».

Si nous retenons principalement ce voyage aux Enfers, rappelons que dans la version du mythe par Virgile, il s’agit des aventures d’Orphée, d’Eurydice et d’Aristée3. Le dieu champêtre Aristée déplore la désertion de ses ruches par les abeilles. Il consulte Protée le dieu marin et devin et ce dernier lui révèle que c’est châtiment des nymphes, parce qu’accidentellement, il a provoqué la mort d’Eurydice. Aristée s’en était épris au point de la poursuivre le jour de son mariage avec Orphée, en le fuyant, elle succomba mordue par un serpent. Orphée, inconsolable, part à sa recherche jusqu’aux Enfers. Hadès accepte de la libérer, à condition qu’il ne se retourne pas pour la regarder avant d’avoir regagné le monde des vivants. Mais soudain, Orphée, oubliant l’interdiction, se retourne et la perd définitivement. Désespéré, il erre insensible à tout ce qui n’est pas le souvenir d’Eurydice. Lors d’une cérémonie à Bacchus, en refusant de se joindre aux célébrations, il offense les bacchantes et meurt déchiré par les furies.

L’imaginaire antique associe les abeilles à la pureté et au comportement vertueux et « réservé de l’épouse légitime4 ». Paradoxalement, le miel est une allégorie de « la recherche d’une jouissance démesurée, des plaisirs du ventre et de la chair5 ». Ce réseau de codes éclaire le lien intrinsèque des abeilles à Orphée : par « son chant de miel », il charme toutes les créatures, les humains et les dieux des Enfers. Le séducteur trouve ainsi pleinement sa place au sein des mythologies du miel.

Si les deux artistes sont fascinés par l’emploi de la cire d’abeille, soulignons l’intérêt de Michał Smandek pour Jan Dzierżon, fondateur de l’apiculture moderne au XIXe siècle. Michał Smandek, lui-même apiculteur, a pris connaissance des écrits scientifiques du naturaliste silésien. Parmi ses travaux les plus remarquables, Dzierżon a découvert le mode de reproduction par parthénogenèse6 et établit que les abeilles communiquent au moyen d’un langage élaboré, avec des mouvements complexes, apparentés à une danse.

Michał Smandek, dans une série d’œuvres constituées d’un filet enduit de cire d’abeille, intitulée A Transcript of the Language of Bees7, tente de restituer le langage éphémère des abeilles. Parfois plus représentativement nommé Bannière ou Drapeau d’abeilles, elles sont fidèles à son approche artistique caractérisée par des essais répétés de figer ses perceptions sensorielles du monde environnant. Pour cela, il expérimente en provoquant les perceptions des spectateurs. Puisque rien de ce que nous vivons n’est réellement représentable, Michał Smandek explore dans ses sculptures différentes échelles. Par l’ambivalence de l’assemblage de matériaux souvent naturels, il cherche à susciter l’anxiété et à faire émerger l’étrangeté. Ainsi, Giacometti avait-il entrepris de capturer l’émotion éprouvée devant l’apparition d’un proche au loin. Ses essais diminuaient invariablement la masse sculptée, jusqu’à ce que, dans un ultime geste, la sculpture déjà minuscule soit parfois réduite à néant, ou tienne dans une boite d’allumettes. Michał Smandek manifeste catégoriquement l’irréductibilité de notre condition humaine dans Black Mirror. Ce miroir fait d’une surface enduite de goudron, est habité par nos reflets assombris, dès lors sommes-nous perdus, ne sachant plus qui regarde. Des influences des courants historiques, Arte povera, Minimalisme, Land art, Mono-ha, se décèlent volontiers. Avec son intérêt pour les liens entre nature et technologie, un parallèle pourrait également s’établir avec Olafur Eliasson, quoique leurs méthodologies artistiques soient considérablement dissemblables. Chacun manifeste un attrait similaire pour les qualités des matériaux qui, si nous sommes invités à les éprouver de manière enfantine, cherchent à nous confronter à l’incertitude, voire à l’incommensurable ou l’inquantifiable.

Dans cette même perspective, Michał Smandek attribue à ses œuvres en cire, réalisées pendant sa résidence à l’Assaut de la menuiserie, une signification particulière. Ses références historiques, en matière de stockage et de codage des informations, trouvent un écho inattendu à Saint-Étienne, avec l’innovation en 1801 des cartes perforées pour les métiers à tisser Jacquard. L’histoire de la confection des rubans est étroitement associée à l’essor industriel de la région stéphanoise au XIXe siècle8. Ville emblématique traditionnellement de la rubanerie, mais aussi d’innovations technologiques contemporaines, son musée d’art et d’industrie conserve une collection de référence de l’activité passementière. L’évolution des techniques du stockage des informations commence avec l’invention des cartes perforées, soit la mise en place de la programmation des métiers à tisser, prémices de l’informatique.

Yannick Vey, quant à lui, a pris l’habitude de recouvrir ses sculptures d’une couche protectrice de cire, quelle que soit la matière, papier, acier ou bois. Si la fréquente représentation de l’abeille dans ses œuvres semble prééminente aujourd’hui, elle s’inscrit cependant parmi l’ensemble d’animaux et de chimères qui peuple son univers. De même que dans la tradition au XVIIe siècle du réalisme influencé par Le Caravage, les modèles de Yannick Vey sont d’abord issus du cercle familial ou de proches amis, il réalise aussi régulièrement des autoportraits. La récurrence des hybridations de succubes et d’incubes, où se muent ces autoportraits et portraits, ancre sa pratique dans une introspection, où la trivialité du quotidien se charge de symbolisme et de mysticisme. Qui n’est pas sans rappeler l’œuvre de Victor Brauner qu’il a découvert pendant ses études à Saint-Étienne : « fasciné depuis son enfance par le spiritisme, la magie et l’ésotérisme […] Brauner est passé longtemps pour une sorte de doux chaman, de charmant autocrate du mythe personnel – le précurseur entre tous des mythologies personnelles9 ». Existe-t-il une raison qui aurait poussé Orphée à se retourner ? Pour Yannick Vey, comme pour d’autres avant lui, le mythe pose d’abord cette énigme, moteur de l’acte de création. Dans la version de Virgile, c’est l’incapacité d’Aristée à maitriser ses pulsions qui précipite la première séparation d’Eurydice. Et c’est encore l’impossibilité pour Orphée de maintenir la modalité de distance imposée par les dieux, qui entraîne sa perte cette fois-ci définitive, puis sa propre mort. Ainsi peuvent s’interpréter les œuvres créées pour l’exposition, comme l’a pointé avec justesse Yannick Haenel à propos du Caravage : « sans doute est-ce ce combat avec l’infernalité qui [le passionne] : il s’y reconnaît. Les démons sont toujours là, vivre c’est être exposé à leur feu, et penser, aimer, prier — peindre ? — consiste à en conjurer la progression dans notre cœur10 ». Yannick Vey a récemment pu renouveler, dans des églises et des musées de Rome, son expérience du langage si caractéristique du Caravage qui mettait sur le même plan art et transgression. Cette conjonction anticipant remarquablement l’art du XXe siècle, explique sans doute l’adhésion persistante exercée par son œuvre, aujourd’hui encore.

Cependant, le regard attentif porté sur les dessins, comme les sculptures de Yannick Vey remarque qu’il se réfère autant à l’histoire antique et la mythologie, la magie et l’ésotérisme, qu’au domaine scientifique. Dans cette énumération éclectique, figure en particulier, des éléments botaniques, des végétaux mellifères,comestibles ou toxiques, aux propriétés médicinales ou psychotropes. S’y mêle aussi des reproductions de solides de Platon11, le philosophe voyait dans cet ensemble de polyèdres les caractéristiques géométriques déterminantes des qualités macroscopiques des quatre éléments. Cette polysémie de symboles nous rappelle la gravure de Dürer, Melencolia I, dans laquelle est présent, entre autres objets disséminés, un polyèdre d’une forme intermédiaire à ceux de Platon. Nous le savons aujourd’hui, Dürer a procédé à une superposition de l’iconographie traditionnelle de la mélancolie et de la géométrie. Si cette gravure ne manque pas d’être composée aux proportions divines de la spirale de Fibonacci qui, par ailleurs, est représentée par Yannick Vey ; par la recherche de correspondances mathématiques dans la nature, elle nous introduit à une réflexion sur la rationalisation du monde.

Ce rapport de l’art aux sciences et aux croyances ancestrales place Yannick Vey et Michał Smandek dans la lignée artistique de Joseph Beuys, l’un des grands maitres du XXe siècle. Celui-ci a de manière singulière employé des matériaux de référence au monde des abeilles en introduisant dans ses installations des enduits ou des blocs de cire, pour leur dimension prophylactique. La cire d’abeille ne remplit-elle alors pas un double rôle. Qui répond à un souci de protection contre l’humidité et autres atteintes extérieures, mais qui agit également comme un talisman, dont les histoires populaires réactivent la croyance lors de catastrophes – une mission similaire était assignée aux statues de la Sainte-Barbe pour les mineurs de fond. Après la seconde guerre mondiale, Beuys a placé son œuvre au cœur d’une réflexion globale. Si pour lui, le savoir comporte une part rationnelle, parallèlement, il a exploré la dimension intuitive qui notamment s’établit à travers les relations homme-animal et transcende le cycle de la vie et de la mort. Ses dessins et ses sculptures d’hybridations de corps, ses performances avec des animaux ou leurs dépouilles enveloppées de feutre, mis parfois en relation avec des équipements électriques de diffusion non connectés, ont largement influencé bien des générations.

Ainsi s’éclaire cette fascination des deux artistes pour la cire, matériau symbolique, doté de qualités protectrices, d’un potentiel de régénération, voire de transformation symbolique. Tout comme Beuys prenait appui sur la philologie, s’inspirant de connaissances ancestrales et de pratiques spirituelles chamaniques, Michał Smandek et Yannick Vey nous invitent à explorer la richesse de ce grand mythe d’Orphée. Chacun d’eux ayant résolument opté pour ne pas se contraindre entre la figuration et l’abstraction. La confrontation de leurs deux univers, en apparence si hétérogène, nous convie à l’exploration des notions holistiques de la place de l’homme dans la nature. Autour de ces thématiques, de ces questionnements, leurs visions s’entrecroisent et se complètent, nous ouvrant de larges perspectives de réflexion et de dialogue entre les cultures franco-polonaises.

— Vincent Gobber, commissaire d’exposition et directeur de l’Assaut de la menuiserie

1. Catherine Grenier, Alberto Giacometti, Flammarion, 2022, p. 155

2. Frédéric Montfort, La Déesse d’en bas, texte de l’exposition de Françoise Vergier, à L’Assaut de la menuiserie, du 20 mai au 2 juillet 2022

3. Virgile, Géorgiques livre IV

4. Marcel Detienne, Orphée au miel, in Faire de l’histoire, t.3, Gallimard, 1974, pp. 56-75

5. Ibid

6. Reproduction à partir d’un ovule non fécondé

7. Une transcription du langage des abeilles

8. Première Révolution industrielle : Saint-Étienne, 1780-1856, Musée d’art et d’industrie et Couriot-Musée de la mine, Silvana editoriale, 2022

9. Fabrice Hergott, Victor Brauner : je suis le rêve, je suis l’inspiration, préface du catalogue d’exposition, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris-Musées, 2020

10. Yannick Haenel, La solitude Caravage, Fayard, 2019, p. 161

11. Figures tridimensionnelles en géométrie euclidienne.


Les expositions bénéficient du soutien de
L’Institut français / Ville de Saint-Étienne
La DRAC Auvergne-Rhône-Alpes
La Région Auvergne-Rhône-Alpes
Saint-Étienne Métropole / Ville de Saint-Étienne

Les expositions sont organisées par
L’Assaut de la menuiserie
L’Institution culturelle Ars Cameralis / Voïvodie de Silésie

Les expositions sont coorganisées avec
Galeria Sztuki Współczesnej BWA / Ville de Katowice
L’Association Saint-Étienne Métropole Katowice
Liens
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