YOO Byungseo Suicide Club

Commissariat
Vincent Gobber / YOO Jinsang
Exposition du 17 septembre au 15 octobre 2016
L’artiste sud-coréen a été accueilli en résidence de production à Saint-Étienne du 9 août au 16 septembre 2016.

Poissons de la mélancolie

I – Argument

L’argument qui préside au travail de l’artiste relève à l’origine d’un détail, d’un motif dans le tableau, d’une remarque incidente au détour de la lecture du roman La Carte et le territoire de Michel Houellebecq :
« En se renseignant sur Internet, il avait appris que Dignitas (c’était le nom du groupement d’euthanasieurs) faisait l’objet d’une plainte d’une association écologiste locale. Pas du tout en raison de ses activités, au contraire les écologistes en question se réjouissaient de l’existence de Dignitas, ils se déclaraient même entièrement solidaires de son combat ; mais la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avait l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe brésilienne, récemment arrivée en Europe, au détriment de l’omble chevalier, et plus généralement des poissons locaux. »

Ce passage restitue la double éthique de l’Homme moderne déséquilibré, plus soucieux de son image de bon écolo qu’inquiet du sort de son frère humain. Cependant l’artiste décide de prendre l’anecdote à la lettre et d’en faire une aventure : il faut, à la faveur de cette information, aller pêcher une de ces carpes et s’informer auprès de ces étonnants entrepreneurs de l’institut Dignitas. Quête et enquête. Poser la question du suicide par le poisson.

II – Le frivole et le sérieux

La pêche à la carpe ne fait pas encore l’objet d’une production ou d’une réflexion esthétique sérieuse (certes, les amateurs se récrieront et défendront « l’art de la pêche », comme Beaux Arts Magazine fit la promotion il y a quelques temps de cela de l’art de la cuisine. Patience carpistes, votre heure de gloire viendra aussi). En somme, la pêche – lorsqu’elle est pratiquée en amateur – reste encore associée à une activité sinon frivole, au moins de détente.

Au contraire, la mort est un puissant mobile de création artistique. Tout le monde s’accorde sur ce point : c’est un sujet sérieux.

Faire remarquer l’alliance de ces deux dimensions, c’est décrire aussi pour une part importante le travail de l’artiste en général. En effet, il s’agit souvent d’articuler le frivole et le sérieux et d’en saisir le fragile équilibre. Ce principe esthétique porte un nom. Par le passé, un artiste comme Victor Hugo a pu en faire la promotion sous l’appellation de grotesque.

Deux enjeux dont le lien les unissant est équivoque et d’importance dissymétrique : la gestion de la mort dans la société occidentale post-industrielle et la prise d’une carpe brésilienne dans le lac de Zürich.

III – Doutes

Nous voilà donc partis pour le lac de Zürich, Suisse. Avec un double objectif, dont on ne sait pas très bien lequel est modeste et lequel est immense : pêcher une carpe ou trouver une forme de réponse à la question du suicide assisté. Se pose en fait la question de notre légitimité : sommes-nous dans le sérieux d’une méditation sur la mort ou le frivole d’une bonne partie de pêche? Nous sentions bien que pour n’importe quel Suisse que nous croiserions, un travail artistique sur l’euthanasie eût paru farfelu et que la pêche à la carpe au contraire eût semblé une activité digne de susciter une certaine gravité.

Nous nagions pour ainsi dire en eaux troubles. « Suicide club » : pesant et léger à la fois. Nous étions en plein grotesque.

S’il avait fallu répondre à la question « Qu’est-ce qu’on fout ici ? » ou autrement formulée « Sommes-nous le frivole ou le sérieux ? », la Suisse ne permet pas de trancher. Les plaisanciers se délassent avec discipline, les campeurs vont et viennent au rythme pendulaire d’une journée de travail tandis que le travailleur semble œuvrer avec la bonhomie placide d’un touriste allemand. Travailleurs et vacanciers participent ainsi d’une même activité tranquille, soutenue, paisible et bien organisée.

Tout semble égal et régulier, tout est pelouse, contigu entre frivole et sérieux, entre mort et industrie. Nulle rupture, nul baroque, nul roman. Paradoxalement, les alpages helvétiques ne semblent se comprendre qu’à travers une « plate forme » (comme l’aurait dit tonton Michel).

IV – Roman

Nous commençâmes par le sérieux (supposé) de l’affaire : une visite à l’institut Dignitas. L’endroit mérite une description ? Le bâtiment en lui-même a l’air d’une modeste résidence, façade bleu pastel, un étage avec terrasse, au rez-de-chaussée un jardin avec un bassin, des éléments de décoration et dont les haies qui l’entourent le font paraître petit. Un lieu propret, « vilain, gentiment » aurait dit L.-F. Céline.

Mais l’étonnant dans ce lieu de paisible donation de la mort, c’est son environnement : loin des pâturages de la Suisse idyllique, nous sommes dans une zone industrielle. La maisonnette jouxte un entrepôt énorme dont la façade de tôle crème frôle le bleu pastel et en surpasse largement la hauteur. En face, un champ qui accueille sans doute quelque club de tir. Aux abords, un rond point, un supermarché Lidl, des parcelles de champs jaunes. La mort devant une industrie, elle se loge dans les espaces dédiés. C’est raccord.

L’institut nous reste fermé, muet, pour ainsi dire, comme une carpe. Impossible d’avoir d’autre contact qu’inscrit dans une procédure enthanasiante. Notre enquête fut donc, pour le dire sans polémique, avortée.

Mais nul besoin d’enquêter auprès de ses dirigeants sur la Weltanschauung de l’entreprise : l’observation du lieu de production suffit amplement à tirer des conclusions. Une époque, la nôtre, indique son esthétique de la dignité.

Il nous fallait ensuite trouver une carpe. Beaucoup de temps et d’énergie furent employés surtout à trouver un endroit propice à la pêche à la carpe. Il fallait bien constater que 80% des berges du lac de Zürich sont privées ; les parcelles publiques, propres et bien aménagées, sont surtout destinées à la baignade ou au nudisme. Comme le sanctuaire de l’euthanasie, le lac est verrouillé. Il nous fallut le parcourir du nord au sud pour enfin, sur les berges plus industrielles de l’Obersee, trouver un endroit où pêcher.

Nous étions en quête d’un poisson. Reconnaissons qu’à la longue il nous fallait une bonne histoire, que nous étions en quête d’un roman. Mais celui-ci devait rétrécir considérablement sa trame : un endroit où aller, s’il te plaît Suisse, juste un endroit tranquille où aller.

V – Mélancolie

Laborieuse quête de sens que fut notre Moby Dick à échelle helvétique. N’oublions jamais que dans « suicide », on entend « Suisse ».

Nous étions après tout bien trop plongés dans la prose. La poésie peut-être nous invite-t-elle à nous rassembler un peu, à faire le point, à se recentrer sur l’essentiel, à comprendre quelque chose à ce flou artistique, entre mort et carpes.

Ainsi au bord du lac du Zürich, la nuit tombante, les cannes fixées dans l’eau, dans le silence et l’expectative et parmi les étoiles filantes, se rappeler de ces quelques vers français aux allures de haïku : « Dans vos viviers, dans vos étangs, Carpes, que vous vivez longtemps ! Est-ce la mort qui vous oublie, Poissons de la mélancolie. »*

*Guillaume Apollinaire, « La Carpe », dans Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée

Frédéric Montfort, 2016
L’exposition fait suite à une proposition de Jinsang YOO et Amado Art Space
Réalisée avec le soutien de l’Esadse et du pôle édition. 
Découvrez la brève de Niko Rodamel sur le site du Petit Bulletin Saint-Étienne.
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