Julie MARCHAL, Mathilde BARRIO NUEVO (JMBN)
Amorces ou caillasse

Commissariat 
Vincent Gobber
Exposition du 11 mars au 8 avril 2017
Biennale internationale design Saint-Étienne

« Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? » À la recherche du temps perdu, Marcel Proust

La mémoire de l’enfance est une source riche mais hasardeuse de souvenirs. C’est un lieu de surgissements propice au pêle-mêle, à l’inventaire encombré, aux objets indistincts. Fort heureusement, il existe des esprits attentifs à y mettre un peu d’ordre : les artistes. Pour eux, la mémoire n’est pas seulement une source, c’est un gisement dans lequel on pioche et on creuse. Ils y trouvent caillasses de toutes tailles, pépites, or ou plomb. Et c’est lorsque l’on creuse qu’il faut prêter attention : c’est le moment décisif du tri, du classement, des saintes distinctions.

L’esthétique pop art de l’exposition Amorces ou caillasse nous plonge dans le surgissement hilare et pêle-mêle des formes du souvenir, comme cela est familier à chacun. Nous déballons toutes sortes d’objets de la boîte, et ce cadavre exquis mémoriel nous divertit un peu. Cependant cette atmosphère enfantine cache aussi cette question grave et essentielle : qu’est-ce, au juste, que le souvenir d’enfance ?

L’exposition, dans sa fraîcheur et sa générosité, pose la question en une formule simple mais efficace : on y distingue aisément les pièces centrales, massives, volumineuses – et les autres. Faisons l’inventaire de ces objets volumineux : un vélo renversé dont la roue tournant à vide suggère un accident ; un (immense !) flotteur de pêche et son hameçon ; un berger allemand – longtemps l’animal préféré des Français – mort. Enfin, reformulons autrement cet inventaire : la Chute, le Plaisir, la Mort. Reformulés ainsi, ces objets nous invitent à les regrouper comme « figures intemporelles du souvenir ». Ce sont des souvenirs qui sont en effet des archétypes, des totems, des figures ancrées dans l’humanité, connues de nos ancêtres et que nos enfants connaîtront. Des souvenirs qui ne sont pas seulement les nôtres et que l’on porte quand bien même nous ne les aurions pas vécus.

Tous les autres objets de souvenirs – photographies, logos, motifs de tricot, affiches, cartes postales – ne sont pas des figures, ce sont des images. Et ces images sont – avec une précision variable – étroitement associées à une époque – la nôtre. Notre culture (pop, forcément), si liée à la mode – à l’éphémère, au passager. Notre culture qui est la mode même. Figures intemporelles d’un côté, images temporelles de l’autre. L’impérissable et l’éphémère. Le légendaire et l’anecdote.

Intuitivement, la sensibilité des artistes a fait des figures intemporelles les objets les plus volumineux, parfois jusqu’à l’excès, quand les images – de par leur statut même d’image – sont plus discrètes, prennent moins la place. Les images tiennent lieu d’amorces narratives, elles permettent la circulation des lourdes figures collectives dans la fluidité et la souplesse de motifs singuliers. Les images intègrent de petites histoires dans l’Histoire et suscitent un esprit romanesque chez le spectateur.

D’un travail sérieux et sincère se précise ainsi sous nos yeux la formulation de notre question : comment articuler ces deux dimensions du souvenir ? Comment articuler l’enfant que furent tous les hommes de l’humanité et l’enfant singulier que nous étions ? Ces deux pôles se répondent, s’attirent et parfois amorcent des histoires. Ils semblent structurer l’exposition à la manière des natures mortes – que la langue anglaise a le bonheur de nommer still life : l’effort de rendre une vive représentation de ce qui est déjà mort. Le souvenir se présente dans ce fragile équilibre entre le périssable et le toujours vivant, entre le frivole et le sérieux. Fixer le souvenir c’est peindre une vanité.

C’est la générosité de cette exposition que de nous inviter avec légèreté et fraîcheur à de telles méditations – car elles nous traversent tous. Depuis notre enfance et celle de l’Homme, nous cessons de vouloir recomposer ces deux mondes, en faire un roman, leur donner une forme.

Quand nous y parvenons, nous appelons cela : Art.

Frédéric Montfort, 2017

jmbn.fr
biennale-design.com

“I knew very well that my brain was a rich mining basin, with an immense and very diverse expanse of valuable deposits. But would I have time to exploit them? » In search of lost time, Marcel Proust

The memory of childhood is a rich but hazardous source of memories. It is a place of emergence conducive to jumble, cluttered inventory, indistinct objects. Fortunately, there are minds that are careful to put some order: the artists. For them, memory is not only a source, it is a deposit in which we dig and dig. They find quails of all sizes, nuggets, gold or lead. And it is when we dig that we must pay attention: this is the decisive moment of sorting, classification, holy distinctions.


The pop art aesthetic of the exhibition Amorces ou caillasse plunges us into the hilarious and tangled emergence of forms of memory, as is familiar to everyone. We unpacked all kinds of things from the box, and this exquisite memorial corpse entertained us a little. However, this childish atmosphere also hides this serious and essential question: what exactly is childhood memory?

The exhibition, in its freshness and generosity, raises the question in a simple but effective formula: one can easily distinguish the central, massive, voluminous pieces – and the others. Let’s make an inventory of these bulky objects: an inverted bicycle whose spinning wheel suggests an accident; a (huge!) fishing float and its hook; a German shepherd – long the favorite animal of the French – dead. Finally, let us reformulate this inventory differently: Fall, Pleasure, Death. Reformulated in this way, these objects invite us to group them together as «timeless figures of memory». These are memories that are indeed archetypes, totems, figures rooted in humanity, known to our ancestors and that our children will know. Memories that are not only ours and that we carry even if we would not have lived them.


All other souvenirs – photographs, logos, knitting patterns, posters, postcards – are not figures, they are images. And these images are – with varying precision – closely associated with an era – ours. Our culture (pop, of course), so connected to fashion – to the ephemeral, to the transient. Our culture is fashion itself. Timeless figures on one side, temporal images on the other. Imperishable and ephemeral. Legendary and anecdotal.

Intuitively, the sensitivity of artists has made timeless figures the most voluminous objects, sometimes to the point of excess, when images – by their very image status – are more discreet, take less place. The images take the place of narrative beginnings, they allow the circulation of heavy collective figures in the fluidity and flexibility of singular patterns. The images incorporate small stories into history and arouse a romantic spirit in the viewer.

From a serious and sincere work is thus clarified before our eyes the formulation of our question: how to articulate these two dimensions of memory? How to articulate the child that were all men of humanity and the singular child that we were? These two poles respond, attract and sometimes start stories. They seem to structure the exhibition in the manner of still lifes – which the English language is pleased to name still life: the effort to make a vivid representation of what is already dead. The memory is present in this fragile balance between the perishable and the always alive, between the frivolous and the serious. To fix the memory is to paint a vanity.

It is the generosity of this exhibition to invite us with lightness and freshness to such meditations – for they cross us all. Since our childhood and that of Man, we stop wanting to recompose these two worlds, to make a novel, to give them a form.

When we do, we call it: Art.

Frédéric Montfort, 2017

jmbn.fr
biennale-design.com